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Règle de justice et concept de genre, ou comment concilier l’inconciliable ?

Règle de justice et concept de genre, ou comment concilier l’inconciliable ?

Pierre Michel
Docteur en droit, Aix-Marseille Université, enseignant-chercheur, Laboratoire de théorie du droit, Aix-Marseille Université

Fondement épistémologique du savoir juridique, la règle de justice s’entend comme le fait de « traiter les cas semblables de façon identique et traiter les cas différents de façon différente ». Cette règle trouve son origine dès la Grèce antique au sein des écrits d’Aristote sur l’idée de Justice qui la place au cœur de la justice distributive, ainsi que dans l’œuvre d’Ulpien lorsqu’il traite de l’application de la loi par les juges. Par-delà le monde du droit, elle suscitera surtout l’intérêt de la philosophie et des théories politiques de la justice, dont celle de John Rawls, qui l’avait édifié en principe démocratique assurant une société juste.

Aux croisements du droit et de la philosophie, la règle de justice a nourri la pensée féministe jusqu’à parfois façonner certains clivages, telle l’opposition entre universalistes et essentialistes. Si le courant essentialiste soutient l’idée qu’il faut traiter différemment les femmes en vertu de leur différence biologique, la pensée universaliste estime à l’inverse que tous les individus se subsument dans la catégorie universelle de sujet de droit. Tout l’enjeu était donc de s’interroger sur le semblable et le différent pour en éprouver les raisons et les causes dans la finalité de briser la différence, voire plus rarement de l’instaurer. Comme le disait si bien Simone de Beauvoir, l’homme « est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre ». Les femmes, « elles », sont donc le différent, là où les hommes sont les semblables. La logique de binarité de sexes se meut alors presque parfaitement avec la structure de la règle de justice, ce qui explique en partie son succès dans les réflexions féministes. En effet, pour parvenir à une égalité des sexes, il convient alors d’identifier les traitements différents fondés sur une différence de sexes, puis de désexuer les catégories juridiques.

À titre d’exemple, il est possible de citer la disparition des règles matrimoniales entre le mari et la femme au profit d’un statut neutre d’époux/épouse. De même, l’ouverture du mariage aux couples de même sexe s’inscrit dans une logique similaire. La différence de traitement (accès au mariage) fondée sur la composition sexuée du couple (une différence de sexe) a été neutralisée : le régime juridique demeure quasiment inchangé, mais le critère de différence des sexes a été aboli. La règle de justice est donc un outil épistémologique particulièrement éclairant dans l’objectif d’apprécier l’égalisation et la différenciation des droits en fonction des catégories juridiques.

Cependant, l’émergence du concept de genre et de ses usages théoriques a participé à fragiliser la règle de justice qui ne permet pas de catégoriser en son sein ce qui relève en même temps du semblable et du différent. Les personnes intersexes, transgenres, queers ou encore fluid provoquent ainsi un malaise juridique dans la structure de la règle de la justice. Plus encore, c’est le renouveau de la pensée philosophique féministe et queer qui contribue à fragiliser le statut épistémologique de la règle de justice. Les défis de la parenté transgenre, de la participation des athlètes hyperandrogynes dans les compétitions sportives, de l’incarcération des personnes transgenres ou encore de la détermination du sexe juridique des enfants intersexes constituent des impensés qui témoignent de la force de la binarité des sexes en tant que fondement du droit positif. Parce qu’elle est aussi construite à partir d’une logique d’altérité, la règle de justice semble défaillante pour répondre aux enjeux soulevés par les questions de genre.

Mots-clés : Genre ; règle de justice ; épistémologie ; catégorie juridique ; binarité des sexes


The rule of justice and the concept of gender, or how to reconcile the irreconcilable?

Pierre Michel
Doctor in Law, Aix-Marseille University, Lecturer and researcher, Laboratoire de théorie du droit, Aix-Marseille University

The epistemological foundation of legal knowledge, the rule of justice is understood as the fact of “treating similar cases in the same way and treating different cases in different ways”. This rule has its origins in ancient Greece in Aristotle’s writings on the idea of justice, which place it at the heart of distributive justice, as well as in Ulpian’s work on the application of the law by judges. Beyond the world of law, it has been of particular interest to the philosophy and political theories of justice, including that of John Rawls, who established it as a democratic principle guaranteeing a just society.

At the crossroads of law and philosophy, the rule of justice has nourished feminist thought to the point of sometimes shaping certain divisions, such as the opposition between universalists and essentialists. While the essentialist current supports the idea that women should be treated differently by virtue of their biological difference, universalist thinking takes the opposite view, believing that all individuals are subsumed under the universal category of subject of law. So the whole point was to question what is similar and what is different, to test the reasons and causes, with the aim of breaking down difference or, more rarely, creating it. As Simone de Beauvoir so aptly put it, the man “is the Subject, he is the Absolute: she is the Other”. Women, “they”, are therefore the different, where men are the same. The logic of the binarity of the sexes moves almost perfectly with the structure of the rule of justice, which partly explains its success in feminist thinking. Indeed, to achieve gender equality, it is necessary to identify the different treatments based on a difference between the sexes, and then to desexualise the legal categories.

One example is the disappearance of matrimonial rules between husband and wife in favour of the neutral status of husband/wife. Opening marriage to same-sex couples follows a similar logic. The difference in treatment (access to marriage) based on the sexual composition of the couple (a difference in sex) has been neutralised: the legal system remains virtually unchanged, but the criterion of difference in sex has been abolished. The rule of justice is therefore a particularly enlightening epistemological tool for assessing the equalisation and differentiation of rights according to legal categories.

However, the emergence of the concept of gender and its theoretical uses have helped to undermine the rule of justice, which cannot be used to categorise what is simultaneously similar and different. Intersex, transgender, queer and fluid people are thus causing a legal malaise in the structure of the rule of justice. What is more, it is the revival of feminist and queer philosophical thought that is helping to undermine the epistemological status of the rule of justice. The challenges posed by transgender parenthood, the participation of hyperandrogynous athletes in sporting competitions, the incarceration of transgender people and the determination of the legal sex of intersex children are unthinkable issues that testify to the strength of gender binarity as a basis of positive law. Because it is also constructed from a logic of otherness, the rule of justice seems to be unable to respond to the issues raised by gender.

Keywords: gender, to treat like cases alike, epistemology, legal category, gender binary


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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
mshbordeaux (15 mars 2024). Règle de justice et concept de genre, ou comment concilier l’inconciliable ? Maison des Sciences Humaines Bordeaux. Consulté le 18 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/w1e6


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1 réponse

  1. 21 mai 2024

    […] “Règle de justice et concept de genre, ou concilier l’inconciliable”, Pierre Michel, docteur en droit et enseignant-chercheur, Institut de droit privé, Université, Toulouse Capitole […]

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