Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

L’économie des plateformes à Santiago du Chili : entre opportunités socio-économiques et externalités négatives

Des livreurs et leurs vélos en attente de commandes Santiago du Chili
Source : Matthieu Clément.

Par Matthieu Clément, Pablo Salinas-Kraljevich et Patrice Tissandier.

  • Matthieu Clément, Bordeaux School of Economics (Université de Bordeaux, CNRS, INRAE),
  • Pablo Salinas-Kraljevich, PASSAGES (Université Bordeaux Montaigne, CNRS),
  • Patrice Tissandier, PASSAGES (Université Bordeaux Montaigne, CNRS).

Article publié dans le cadre du projet Mobilités socio-spatiales et plateformisation – MOSSPLA (AAP MSHBx 2024).


Sommaire:

Introduction

1. Stratégie empirique et matériaux collectés

2. L’économie des plateformes : périmètre, ampleur et opportunités socio-économiques

3. L’économie des plateformes, source d’externalités négatives

Conclusion

Bibliographie

Annexe: Tableau – Liste des personnes enquêtées


Des livreurs et leurs vélos en attente de commandes Santiago du Chili

Source : Matthieu Clément.

Introduction

Ce texte explore l’économie des plateformes, ou « gig economy », un modèle basé sur le travail indépendant via des applications numériques, notamment dans le transport et la livraison. Ces plateformes fonctionnent grâce à des algorithmes de gestion souvent opaques (Filipetto et al., 2022) et soulèvent de nombreux débats dans la littérature académique (Malik et al., 2021).

D’un côté, elles présentent des avantages, notamment en offrant des opportunités de revenus aux populations vulnérables, qu’il s’agisse d’un emploi principal ou d’un complément, tout en garantissant une flexibilité importante (Randolph et Galperin, 2019). Les consommateurs bénéficient également de cette évolution avec un gain de temps et une plus grande praticité, le service de livraison devenant une habitude courante (Galati et al., 2020). Enfin, l’économie des plateformes a joué un rôle stabilisateur en période de crise, notamment lors de la pandémie de COVID-19 (Jaumotte et al., 2023 ; Zhang et al., 2022).

Cependant, cette nouvelle organisation du travail soulève de nombreuses préoccupations, en particulier concernant la qualité de l’emploi. L’essor des plateformes a favorisé des formes de travail non standard, renforçant la précarisation, en particulier du fait de l’absence de protection sociale pour de nombreux travailleurs (MacDonald et Giazitzoglu, 2019 ; Vallas, 2018). En parallèle, les travailleurs peuvent être victimes de discriminations et de violences dans certains contextes. L’impact sur l’organisation urbaine est également notable, avec des externalités négatives telles que la congestion du trafic, la pollution et des problèmes d’insécurité, d’autant plus marqués en l’absence de régulation (Hurtubia et al., 2021).

En Amérique latine, la plateformisation s’est fortement accélérée avec la pandémie, dans un contexte où l’informalité du travail était déjà très répandue (Filipetto et al., 2022). Les recherches sur la région se sont donc concentrées sur l’effet des plateformes sur le travail : contribuent-elles à une plus grande précarisation (emploi informel et non décent) ou offrent-elles une protection en créant des opportunités pour les travailleurs les plus vulnérables ? (Azuara et al., 2019 ; Madariaga et al., 2019).

Le Chili constitue un cas particulièrement intéressant. Après les grandes mobilisations sociales de 2019 et avec la crise de la COVID-19, le travail via les plateformes est devenu une solution pour de nombreux ménages confrontés à une perte de revenus (Keller, 2021). Aujourd’hui, le pays compte de nombreuses plateformes de transport (Uber, Cabify, Didi, Indriver) et de livraison (Uber Eats, Didi Food, Rappi, PedidosYa, Bicci). Les études montrent, parmi les travailleurs, une surreprésentation des jeunes hommes, en particulier des migrants (notamment Vénézuéliens et Colombiens), attirés par l’indépendance et la flexibilité du travail (Azuara et al., 2019 ; Cruz et McManus, 2021 ; OIT, 2021). Toutefois, ces travailleurs soulignent également le manque de couverture sociale et la nécessité de longues heures de travail pour obtenir un revenu suffisant. L’économie des plateformes chilienne se caractérise également par une quasi-absence de régulation, que ce soit en matière d’emploi, de transport ou d’aménagement urbain. En revanche, comme à l’échelle de la région latino-américaine, peu d’études appréhendent ses conséquences sur l’espace urbain.

À la suite de cette introduction, cette note se propose de présenter dans un premier temps la stratégie empirique ayant permis la collecte des matériaux. Nous verrons ensuite les principales conclusions auxquelles nous parvenons, à savoir les opportunités offertes par la plateformisation et les conséquences négatives en matière d’emploi et d’espace public.

1. Stratégie empirique et matériaux collectés

Nous adoptons un cadre empirique original basé sur des entretiens qualitatifs semi-structurés réalisés en novembre 2023 et 2024 dans le cadre de deux missions de terrain à Santiago auprès de trois catégories d’acteurs : les travailleurs des plateformes, les consommateurs des plateformes et les acteurs institutionnels et politiques. Au total, 25 entretiens ont pu être réalisés, 14 auprès d’acteurs institutionnels et politiques, 5 auprès de travailleurs des plateformes (3 livreurs et 2 chauffeurs VTC) et 6 auprès de consommateurs.

Pour chacun de ces groupes d’acteurs, nous avons collecté (1) des informations objectives sur leurs pratiques des plateformes (en tant que travailleurs ou consommateurs) ; (2) des informations subjectives sur leurs perceptions du phénomène de plateformisation (opportunités offertes, conséquences négatives, etc.) et (3) des informations sur les enjeux de régulation de politiques publiques qui y sont associé.

Sur la base de ces matériaux qualitatifs, l’objectif de cette note est de proposer une analyse exploratoire du phénomène de plateformisation à Santiago, en insistant sur la perspective multi-acteurs et en allant au-delà de la seule question des effets de la plateformisation sur l’emploi et le marché du travail.

2. L’économie des plateformes : périmètre, ampleur et opportunités socio-économiques

2.1. Ampleur et périmètre

En matière d’évolution, le processus de plateformisation à Santiago est progressivement monté en puissance entre 2010 et 2018 avant l’exploser avec la pandémie. La pandémie a correspondu à une phase « d’optimisme technologique », période où aucune réserve ou limite à l’économie des plateformes n’étaient mentionnée. La pandémie a donc agi comme une « impulsion du delivery » et a engendré une « universalisation spatiale » de l’économie des plateformes pour reprendre les termes du Ministre des Transports, Juan Carlos Muñoz.

En matière de périmètre et d’organisation, l’entretien avec le Ministre des Transports a permis de rappeler que l’économie du delivery se caractérise par une relation à quatre : le client, le livreur, l’entreprise productrice et la plateforme (la relation étant à trois dans le cas des plateformes de transport). Cette relation à quatre se caractérise néanmoins par son caractère asymétrique, les travailleurs des plateformes étant soumis aux exigences des trois autres partis.

2.2. Les opportunités socio-économiques associées à la plateformisation

En matière de pratiques de consommation, il y a un consensus parmi les personnes enquêtées pour souligner que le développement des plateformes a permis un accès facilité à des services et à des biens très diversifiés. Tous les consommateurs interrogés mettent en avant « la facilité », la « commodité », la « praticité » ou le « confort ».

Cette praticité est tout d’abord liée à une économie de temps. À titre d’illustration, Maria Jose mentionne le gain de temps que cela représente pour elle, une mère de deux enfants et entrepreneuse (propriétaire d’un salon de tatouage), notamment pour les achats du quotidien :

C’est surtout une question de temps et de rapidité. En tant que mère de deux enfants, je dois jongler entre notre entreprise familiale et l’école, donc j’utilise beaucoup les plateformes pour gagner du temps.

Paola souligne également le temps qu’elle a pu gagner en tant que femme active, mère d’enfants en bas âge :

Jamais je n’aurais imaginé que quelqu’un me ramènerait mes courses à la maison.

La question de la diversité de l’offre de biens et services disponibles sur les plateformes est également largement mise en avant par les consommateurs interrogés. Plusieurs d’entre eux ont notamment recours à Mercado Libre, site de vente de biens en ligne, décrit comme un « Amazon local » et qui permet d’avoir accès à une large panoplie de biens non alimentaires. Les commandes sur Mercado Libre peuvent ensuite être livrées le jour même par l’intermédiaire d’une plateforme de livraison, et à ce à toute heure de la journée. Cela permet d’avoir accès à une « grande variété de choses qui n’existait pas avant » et tout cela en « 3 ou 4 clics ».

En matière de marché du travail, la principale opportunité mise en évidence par nos entretiens est la possibilité d’avoir accès à un emploi rapidement et, pour les populations vulnérables, d’assurer un revenu de base. C’est notamment le cas pour les migrants qui, parmi les livreurs, fournissent le principal contingent de travailleurs. Selon Ricardo Hurtubia, urbaniste à l’Université Catholique du Chili, environ 60-70 % des livreurs seraient migrants à Santiago, principalement de jeunes hommes vénézuéliens et colombiens. Parmi les travailleurs que nous avons interrogés, Angel s’inscrit dans ce profil : c’est un Vénézuélien de 20 ans arrivé quelque mois plus tôt à Santiago et qui peu de temps après son arrivée a commencé à travailler comme livreur. Du point de vue de Tomas Echiburú Altamirano, les plateformes permettraient d’inclure (un peu) les migrants à l’économie nationale et locale. Par ailleurs, certains de nos entretiens montrent le fait que le travail via les plateformes permet de faire face aux épisodes de crises (conduisant à des licenciements). Abel, l’un des livreurs interrogés explique qu’avec la pandémie, il a perdu son emploi de serveur qu’il occupait depuis 15 ans suite à la fermeture du restaurant pour lequel il travaillait. Travailler comme livreur via les plateformes s’est imposé à lui comme une solution pour faire face à cette difficulté.

Un autre atout largement mis en évidence par nos entretiens est la flexibilité et l’indépendance procurées par les emplois sur les plateformes. Par exemple, à la question des avantages associés au travail sur les plateformes, Claudia, conductrice, répond :

Je pense que la chose principale est l’indépendance, dans tous les sens du terme. Je peux m’organiser en fonction de la plateforme dont j’ai besoin et de mon emploi du temps, ce qui est la chose la plus importante.

Abel, livreur, illustre cette flexibilité plus précisément :

En hiver, les jours de pluie, je ne sors pas mais les jours suivants, je fais plus d’heures pour récupérer ce jour.

Finalement, les enquêtés ont également été interrogés sur leur perception de la contribution de l’économie des plateformes à l’activité économique de l’agglomération de Santiago et plus généralement du Chili. La plupart des enquêtés considèrent que les plateformes permettent de créer de la richesse et des emplois. Le Ministre des Transports explique ainsi que le développement des plateformes est une réelle opportunité pour le développement du commerce.

Certains consommateurs ont néanmoins exprimé des avis plus réservés. C’est notamment le cas de Gabriel et Sergio qui considèrent que le développement des plateformes profite avant tout aux plateformes elles-mêmes et non pas à l’économie du pays, parce qu’il s’agit d’entreprises souvent étrangères et qui ne sont que faiblement soumises à l’impôt. Plus généralement, les plateformes sont perçues par les trois catégories d’acteurs interrogées comme étant sources de nombreuses externalités négatives.

3. L’économie des plateformes, source d’externalités négatives

De manière générale, les acteurs politiques interrogés expriment une vision très négative du phénomène de plateformisation qui est perçu comme l’expression ultime de la « dérégulation de l’économie » et « du néolibéralisme ». Pour Marco Barraza, chef de cabinet de la Maire de la commune de Santiago Centro, une économie qui dépend des plateformes est une économie « faible et instable ». Parmi les différentes sphères dans lesquelles l’économie des plateformes intervient (i.e. consommation, travail, mobilité et espace public), peu de critiques ont été formulées sur la dimension consommation, les consommateurs soulignant principalement les aspects positifs. Seul le maire de la commune de Recoleta mentionne le fait que la plateformisation, au même titre que l’obsolescence programmée, est une manifestation extrême du mode de consommation néolibérale.

Finalement, les conséquences négatives de l’économie des plateformes évoquées par les enquêtés relèvent principalement de deux axes : les conséquences en matière de travail et d’espace public.

3.1 Les conditions de travail : entre précarité et discrimination

Parmi nos entretiens auprès d’acteurs politiques et institutionnels, la problématique des conditions de travail a principalement été abordée par les acteurs politiques nationaux (députés et Ministre), les acteurs locaux insistant davantage sur les enjeux liés à l’espace urbain.

Plusieurs termes sont employés pour décrire ces conditions de travail : une « flexibilisation du travail, mais brutale », un processus de « dérégulation du travail » ou de « précarisation du travail ». Quelle que soit l’expression utilisée, cela renvoie au statut informel des travailleurs des plateformes, caractérisé par l’absence de contrat de travail et de couverture sociale.

L’analyse de nos entretiens auprès des travailleurs de plateformes tend à montrer que la précarité est particulièrement marquée chez les livreurs et qu’elle s’exprime à trois niveaux.

Premièrement, elle réside dans le niveau insuffisant de revenu généré par rapport au temps de travail, et ce particulièrement pour les livreurs. Abel comme Angel travaille 10 à 12 heures par jour, sauf les week-ends car les courses sont mieux payées, et s’octroient au mieux une demi-journée ou un jour de repos hebdomadaire.

Un deuxième facteur de précarité réside dans l’absence d’assurance et de sécurité sociale (couverture santé, retraite). Comme exprimé par Gabriel, en cas d’accident :

Tu dois payer toi-même les réparations de ton vélo et de l’hôpital et aussi payer la course que tu n’as pas faite. […] Il n’y a aucune garantie, aucune sécurité sociale, rien. Rien, rien, rien, rien.

Troisièmement, du point de vue des livreurs, la précarisation associée à l’économie des plateformes résulte également de dysfonctionnements dans les algorithmes des plateformes. À titre d’illustration, Angel a fait part durant de longs développements de ce sujet, soulignant les problèmes de temps perdu (attente des commandes qui peut atteindre 30 minutes, attente que les clients viennent récupérer leur commande) et les problèmes de fixation du prix des courses (qui n’est pas totalement proportionnel au nombre de kilomètres effectués). Cela le conduit à exprimer une forme de fatalisme face à ces dysfonctionnements :

Malheureusement, les plateformes brassent trop d’argent. Ce sont des gens plus importants que nous, ce sont des gens de l’élite. Ils ne vont pas nous prêter attention, même si nous nous rassemblons par millions.

La présence d’une part importante d’étrangers dans le secteur de la livraison est un autre aspect crucial de la plateformisation à Santiago. Cette idée est notamment exprimée par Gerardo Fercovic :

À travers les plateformes, deux mondes se confrontent : le monde des rêves, formel, basé sur l’écologie urbaine et le monde des migrants qui veulent seulement manger.

Selon Tomas Echiburú Altamirano, avec l’intensification du processus migratoire sur les années récentes, on a assisté à l’affirmation de nombreuses réticences, voire de sentiments xénophobes, et de l’émergence de discours démagogiques, notamment entretenu par des « actualités sensationnalistes », faisant « un amalgame entre violence, délinquance et migration ». Le témoignage de Marco Barraza va dans le même sens. Il évoque « une crise de confiance, une crise idiosyncratique » qui nait de la confrontation des cultures. Il met en avant la relation complexe entre les Chiliens de Santiago et les migrants qui prend sa source dans cet amalgame entre migration, délinquance et criminalité. Il affirme que l’économie des plateformes contribue à cette crise de confiance et que cette dernière, dans ses formes les plus extrêmes, est la traduction d’une forme de racisme. De son point de vue, les politiques publiques ont également leur responsabilité. Une loi importante chilienne contraint les entreprises à ne pas pouvoir embaucher plus de 5 % de travailleurs migrants. Tout cela incite les migrants au travail informel, notamment via les plateformes.

Du point de vue des travailleurs, le témoignage d’Angel, Vénézuélien en situation irrégulière au Chili, est révélateur des comportements discriminatoires des Chiliens à l’encontre des livreurs, notamment étrangers :

J’ai vu comment les gens me regardent, de haut, en pensant que j’étais un voyou, un bagarreur. Non, rien de tout ça. Je travaille juste pour ma mère, pour ma famille. […]. Ce n’est pas parce que je suis noir que je vais te voler. Je suis une personne instruite. J’ai terminé mon école primaire et secondaire. Je n’ai pas fait l’université parce que j’ai dû émigrer du fait de la mauvaise situation dans mon pays. Mais je suis une personne instruite qui a étudié, une personne avec des valeurs.

3.2 Les conséquences sur l’espace public

L’examen de nos entretiens et du contexte de l’agglomération de Santiago ont révélé l’existence d’externalités négatives de l’économie des plateformes en matière d’espace urbain. Ces externalités sont liées à la concentration des livreurs et chauffeurs sur les espaces publics, qu’ils s’agissent des voies de circulations (pistes cyclables, routes), des trottoirs ou des espaces de détente situés à proximité des fast-foods et restaurants. La plupart des acteurs institutionnels et consommateurs enquêtés ont également discuté du rôle de la prolifération des « mosquitos », des vélos équipés de moteur à deux temps qui, bien qu’interdits, tendent à proliférer parmi les livreurs. De manière générale, l’analyse approfondie de nos entretiens montrent que les enjeux en matière d’espace public urbain relèvent des aspects liés à la sécurité et à l’écologie urbaine.

Les problèmes d’insécurité engendrés par le développement des plateformes ont été largement mis en avant par les enquêtés. Comme souligné par Juan Carlos Muñoz, le Ministre des transports et télécommunications, ces enjeux relèvent des deux dimensions anglo-saxonnes de la sécurité, à savoir la sureté (safety) qui renvoie à la problématique de l’accidentologie et la sécurité au sens strict (security) qui relève de la prévention contre les crimes et délits. Cette distinction a particulièrement du sens du point de vue des travailleurs, certains mettant plutôt l’accès sur les enjeux de sureté tandis que d’autres insistent davantage sur les enjeux de sécurité, notamment en fonction de leurs expériences respectives.

La concentration des livreurs et conducteurs sur les voies publiques (routes, pistes cyclables, trottoirs, et espaces de détente) soulève d’évidents problèmes de trafic et de sécurité routière. Les livreurs travaillant avec des mosquitos sont particulièrement pointés car, comme les vélos, ils empruntent les pistes cyclables et les trottoirs alors qu’ils peuvent atteindre des vitesses de 50 km/h.

Un vélo « mosquito » en réparation sur un trottoir de Santiago

Source : Matthieu Clément.

Ces enjeux de sureté ont été également mis en avant par certains des travailleurs interrogés. Par exemple, Yerko déplore la surpopulation de voitures dans les rues, alors qu’Abel a souligné le fait que ces enjeux de trafic et de sécurité routière sont particulièrement critiques aux heures de pointe.

Le développement rapide des plateformes soulève également des enjeux importants en matière de sécurité, entendue ici comme l’exposition à des crimes et délit, aussi bien du point de vue des consommateurs que des travailleurs.

Pour Max, les effets de la plateformisation sur l’insécurité sont potentiellement paradoxaux. D’un côté le développement des plateformes de transport a pu contribuer à la réduction de l’insécurité pour les consommateurs car, la nuit, il n’est plus besoin de sortir dans la rue pour trouver un taxi ou prendre les transports en commun ou pour aller faire des courses. D’un autre côté, il admet que le développement des plateformes a contribué à « une augmentation du crime associé à ces nouvelles technologies » et précise « qu’on entend plus d’histoires de gens qui disent qu’ils ont été volés ou agressés dans un Uber que dans un taxi ». Néanmoins, aucun des consommateurs que nous avons interrogés n’a été exposé à des formes de violences en relation avec l’économie des plateformes.

L’histoire est différente dès lors que l’on considère les expériences de travailleurs que nous avons interrogés. Abel a ainsi déclaré s’être fait voler son mosquito et évoque également les nombreuses rivalités entre livreurs qui ont tendance à se structurer en clans. Il explique avoir été menacé par des collègues livreurs et mentionne les nombreux vols de commandes qui interviennent. Angel, quant à lui, a relaté s’être fait voler son téléphone et une batterie externe dans le centre de Santiago et souligne que la sécurité s’est détériorée dans ce secteur et que, la nuit, cela peut être très dangereux.

Un aspect intéressant issu de nos entretiens avec les travailleurs des plateformes est qu’ils ont tendance à développer des stratégies de contournement face à l’insécurité. La plus évidente consiste à sélectionner des quartiers ou communes relativement sûrs pour conduire leur activité. C’est notamment le cas d’Abel qui a déclaré éviter les communes réputées dangereuses et tendre à privilégier les communes riches de l’Est de l’agglomération de Santiago (Providencia, Nuñoa, Las Condes, etc.). C’est la même chose pour Angel qui évite désormais les communes de Estacion Central et Quinta Normal (deux communes à l’ouest de Santiago Centro, là où il s’est fait voler son téléphone) et Claudia qui a été deux fois, par erreur, dans la commune de La Pintana (une commune relativement pauvre du sud de l’agglomération) et n’y retournera pas.

Les enjeux d’écologie urbaine ont avant tout été abordés par les acteurs institutionnels travaillant pour les collectivités locales (i.e. les différentes communes du Gran Santiago) et, de leur point de vue, ces enjeux relèvent avant tout de la qualité de l’air. L’explosion du nombre de voitures, motos et mosquitos provoquée par le processus de plateformisation a des conséquences négatives évidentes en matière de pollution. Lors des entretiens avec ces acteurs, beaucoup de développements ont été spécifiquement consacrés aux « mosquitos ». Gerardo Fercovic a notamment précisé que ces véhicules étaient illégaux au regard d’une loi de 2018 définissant ce qu’est un vélo (i.e. basé sur la force humaine ou la puissance électrique). D’ailleurs, le Ministre des transports et télécommunications a rappelé l’intensification des contrôles et des amendes qui a été mise en œuvre.

Bien que la question du mode de transport soit importante pour les travailleurs interrogés, la problématique environnementale n’est pas nécessairement la plus importante dans leur choix par comparaison à l’aspect financier et à la vitesse. Ainsi, Angel livre avec un vélo classique mais souhaiterait pourvoir investir dans un « mosquito » car il n’a pas les moyens pour envisager un vélo ou une trottinette électrique. À l’inverse néanmoins, Abel, après s’être fait voler son mosquito, a investi dans un vélo électrique et souligne le fait que cela génère moins de pollution.

Conclusion

Cette étude, principalement exploratoire, avait pour ambition d’examiner les conséquences socio-économiques et spatiales du processus de plateformisation intense que connaît l’agglomération de Santiago au Chili. Pour cela, nous avons réalisé 25 entretiens semi-dirigés auprès d’acteurs diverses : acteurs institutionnels et politiques, travailleurs et consommateurs. L’analyse approfondie de ces entretiens a permis de dégager plusieurs résultats importants.

Premièrement, nos investigations ont permis de mettre en évidence les opportunités socio-économiques offertes par l’économie des plateformes. Celles-ci portent tout d’abord sur la transformation des modes de consommation, la plateformisation permettant de générer des économies de temps pour les consommateurs ainsi qu’une diversification accrue de l’offre de biens et services. Du point de vue du marché du travail, et en lien avec la littérature (e.g. Randolph et Galperin, 2019), le secteur des plateformes apparaît comme offrant un accès facilité à des activités génératrices de revenu pour des personnes vulnérables (notamment des étrangers en situation irrégulière) et une forte flexibilité au travail.

Deuxièmement, nos entretiens qualitatifs ont mis en évidence les nombreuses conséquences négatives de la plateformisation. Celles-ci concernent d’une part la précarisation de l’emploi, déjà largement abordée par la littérature (e.g. Azuara et al., 2019 ; Cruz et Mc Manus, 2021 ; OIT, 2021). Si les travailleurs interrogés parviennent à générer des revenus qui peuvent paraître décents, ceux-ci doivent être mis en rapport au temps de travail considérable (entre 60 et 70h en moyenne par semaine pour les livreurs interrogés). L’absence de contrat de travail et des protections sociales élémentaires (santé, retraite, maternité) qui y sont rattachés apparaissent également comme des éléments fondamentaux de la précarité. Enfin, nos entretiens ont révélé l’exposition des travailleurs des plateformes aux discriminations, notamment pour les travailleurs étrangers qui doivent faire face à une montée de la xénophobie.

Troisièmement, et il s’agit d’un aspect peu abordé dans la littérature, nous montrons que la plateformisation génère de multiples externalités négatives en lien avec l’espace public urbain, qu’il s’agisse de problèmes d’occupation de l’espace public (accumulation de livreurs dans les espaces de détente, densification du trafic sur les voies de circulation, accidentologie, etc.) ou d’insécurité (violences accrues). Les enjeux environnementaux (pollution de l’air essentiellement, en lien notamment avec la prolifération des mosquitos) sont également mis en avant, bien qu’à un degré moindre.

Source : Matthieu Clément.


Bibliographie

Azuara O., González S., Keller L. (2019). Who drives on ride-hailing platforms in Latin America? À profile of Uber drivers in Brazil, Chile, Colombia and Mexico. Interamerican Development Bank, Labor Markets Division, Technical Note, n° IDB-TN-1779.

Cruz A.A., Mc Manus A.C. (2021). Economía de plataformas y transformaciones en el mundo del trabajo: el caso de los repartidores en Santiago de Chile. OIT Cono Sur, Informes Técnicos, 17-2021.

Filipetto S., Micha A., Pereyra F., Poggi C., Trombetta M. (2022). Labour transitions that lead to platform work: Towards increased formality? Evidence from Argentina. AFD Research Paper, 233, Editions de l’AFD.

Galati A., Crescimanno M., Vrontis D., Siggia D. (2020). Contribution to the sustainability challenges of the food-delivery sector: Finding from the deliveroo italy case study. Sustainability 12(17), p. 7045.

Hurtubia R., Muñoz J. C., Tironi M., Tiznado-Aitken I., Yaksic M. (2021). La industria del delivery y sus impactos urbanos: desafíos y oportunidades. In Centro de Políticas Públicas UC (ed.), Propuestas para Chile. Concurso de Políticas Públicas 2021. Santiago: Pontificia Universidad Católica de Chile, pp. 17-45.

Hurtubia R., Jahn W., Sánchez J. (2023). Emisiones de motores mosquito y sus impactos. Documento para Política Pública, n° 32, CEDEUS.

Jaumotte F., Li L., Medici A., Oikonomou M., Pizzinelli C., Shibata I., Soh J., Tavares M.M. (2023). Digitalization during the COVID-19 Crisis. Implications for Productivity and Labor Markets in Advanced Economies. Staff Discussion Note, n° 2003/003.

Keller P.M. (2021). Trabajo en plataformas en Chile y desafíos para el trabajo decente: situación actual y lineamientos para diseñar políticas públicas dirigidas al sector. Documentos de Proyectos (LC/TS.2021/213), CEPAL, Santiago.

MacDonald R., Giazitzoglu A. (2019). Youth, enterprise and precarity: or, what is, and what is wrong with, the ‘gig economy’. Journal of Sociology, 55(4), 724-740.

Madariaga J., Buenadicha C., Molina E., Ernst C. (2019). Economía de plataformas y empleo. ¿Cómo es trabajar para una app en Argentina?, CIPPEC-BID et OIT: Buenos Aires.

Malik R., Visvizi A., Skrzek-Lubasińska M. (2021). The Gig Economy: Current Issues, the Debate, and the New Avenues of Research. Sustainability, 13(9).

OIT (2021). Economía de plataformas y transformaciones en el mundo del trabajo: el caso de los repartidores en Santiago de Chile. Organización Internacional del Trabajo.

Pereyra F., Poblete L., Poggi C., Tizziani A. (2022). Precarisation or protection? The impact of digital platform labour on Argentinean domestic workers in times of pandemic. AFD Research Paper, n° 235, Editions de l’AFD.

Randolph G., Galperin H. (2019). New Opportunities in the Platform Economy: On-ramps to Formalization in the Global South. Washington DC: International Development Research Centre.

Stewart A., Stanford J. (2017). Regulating work in the gig economy: What are the options? The Economic and Labour Relations Review, 28(3), 420-437.

Vallas S.P. (2018). Platform capitalism: What’s at stake for workers? New Labor Forum, 28(1), 48-59.

Wood A. J., Lehdonvirta V. (2023). Platforms disrupting reputation: Precarity and recognition struggles in the remote gig economy. Sociology, 57(5), 999-1016.

Zhang J., Zhao W., Cheng B., Li A., Wang Y., Yang N., Tian Y. (2022). The impact of digital economy on the economic growth and the development strategies in the post-COVID-19 era: Evidence from countries along the ‘Belt and Road’. Frontiers in Public Health, 10.


Annexe: Tableau – Liste des personnes enquêtées

Acteurs institutionnels et politiques
A1Diego IbañezDéputé de Valparaiso
A2Maite OrsiniDéputée de Santiago
A3Natalia CastilloDéputée de Coquimbo
A4Barbara FuentesCheffe de Cabinet d’Ana María Gazmuri, Députée de Santiago
A5Marcela RiquelmeDéputée de la region d’O’Higgins
A6Pablo RebolledoChef de Cabinet de Gonzalo Winter, Député de Santiago
A7Ericka ÑancoDéputée de la Araucania Sur
A8Marisela SantibañesDéputée de Santiago
A9Juan Carlos MuñozMinistre des Transports et Télécommunications
A10Daniel JadueMaire de la commune de Recoleta
A11Gerardo FercovicDirecteur du trafic, municipalité de Providencia
A12Marco BarrazaChef de Cabinet de la maire de la commune de Santiago
A13Tomás EchiburúConseiller municipal de la commune de Providencia
A14Ricardo HurtubiaUrbaniste, Université Catholique du Chili
TravailleursConsommateurs
T1AbelLivreurC1GabrielConcierge
T2AngelLivreurC2LuisIndépendant (édition)
T3ClaudiaChauffeureC3Maria JoseEntrepreneuse (salon de tatouage)
T4GabrielLivreurC4MaxArtiste
T5YerkoChauffeurC5PaolaIndépendante (design de vêtements)
   C6SergioArchitecte


Télécharger l’article (pdf)


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
mshbordeaux (22 février 2025). L’économie des plateformes à Santiago du Chili : entre opportunités socio-économiques et externalités négatives. Maison des Sciences Humaines Bordeaux. Consulté le 17 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13cvw


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.