Camille Bordère

Camille Bordère a reçu le 15 octobre 2024 le Premier prix du Prix de thèse interdisciplinaire de la MSH Bordeaux our son travail: La justice algorithmique. Analyse comparée (France/Québec) d’un phénomène doctrinal.

Discipline(s) de la thèse : Droit public, droit comparé Mots clés : discours doctrinal, justice algorithmique, droit comparé, humanités numériques, analyse empirique du droit Date de soutenance : 28 novembre 2023 Nom de la directrice de thèse : Madame Marie-Claire Ponthoreau Laboratoire de rattachement pendant la thèse : Centre d’Étude et de Recherche Comparative sur les Constitutions, les Libertés et l’État (EA 7426 CERCCLE) École doctorale : ED Droit (ED41, Université de Bordeaux)

Présentation du travail doctoral:

Au sein de la discipline juridique, la révolution numérique du droit est habituellement saisie sous l’angle de son impact sur la pratique et les praticiens du droit – c’est-à-dire sur les avocats et, surtout, les juges. Cette analyse n’en est pas moins habituellement produite par une autre profession juridique dont la mission centrale est la production de connaissance sur le droit et qui, en France, porte le même nom que les écrits qu’elle produit : la doctrine. C’est cette doctrine, c’est-à-dire ce mécanisme à la fois sociologique et épistémologique de production de connaissances sur le droit, que la présente recherche doctorale prend pour objet.

Dans le contexte spécifique d’un discours doctrinal, donc disciplinaire dans ce contexte juridique, produit entre 2015 et 2022 quant à deux manifestations spécifiques de cette révolution numérique (la « justice algorithmique », c’est-à-dire les bases de données jurisprudentielles à vocation exhaustive d’une part et les outils dits de justice prédictive d’autre part), je me suis attachée à proposer une analyse de ce que ces outils font non pas à la pratique du droit, mais à son étude. À la fois à rebours et sur la base de ce sur quoi s’articule explicitement ce discours, cette thèse de doctorat tente ainsi de déterminer ce que ces outils font à la discipline juridique, à ses cadres de définition, d’étude et de connaissance et, in fine, au travail de celles et ceux qui les ont reçus en héritage, les perpétue et, ainsi, les protège.

Trois questions à Camille Bordère

Quel rôle a pu jouer l’interdisciplinarité dans votre travail de recherche ?

Puisque ma thèse propose une analyse de discours, il m’était nécessaire de m’investir dans une forme d’interdisciplinarité. Celle qui soutient cette recherche doctorale tient d’un éclectisme analytique irrigué par la liberté disciplinaire que m’a offerte ma directrice de thèse, la Professeure Marie-Claire Ponthoreau.

C’est particulièrement sur le plan méthodologique que l’interdisciplinarité a joué son rôle le plus important. Ma thèse reposait en effet sur l’étude d’un corpus documentaire composé de 486 écrits édités sur ma période d’analyse et portant sur mon objet (la justice algorithmique) et sur la mobilisation d’outils d’analyse mixtes, proches de ceux des humanités numériques.

Ce corpus a d’abord fait l’objet d’un traitement quantitatif (via le recueil systématique de onze items argumentatifs et leur traitement statistique). En permettant de dégager des hypothèses d’analyse de ce discours, ce traitement a tracé les contours de ma thèse ; pour autant, les statistiques produites n’étaient pas, en elles-mêmes, porteuses de sens.

Le cœur de ma thèse était donc de donner du sens à ce pré-traitement quantitatif, de démêler les analyses opératoires des stratégies discursives et d’ainsi disperser le voile de l’explicite pour atteindre la source des tensions qui justifient ces stratégies. Sur le plan qualitatif, c’est ainsi une approche profonde et nécessairement interdisciplinaire du droit comparé (vis-à-vis du Québec) qui m’a offert les outils nécessaires à cette démarche herméneutique.

En quoi votre regard de chercheur, sur les domaines de recherche que vous avez explorés, pourrait-il être utile à des évolutions de notre société ?

Mon premier réflexe a été de douter que mes recherches puissent contribuer à des évolutions de la société – ce qui est une mauvaise habitude des chercheurs en droit !

Pourtant, la discipline juridique est sans doute la discipline scientifique qui se mélange le plus à son objet ; les discours du droit et sur le droit tendent à se confondre, et avec eux l’objet-droit et la discipline juridique. L’objet-droit est un phénomène normatif, dont la mission est de délimiter l’autorisé de l’interdit dans une société donnée. Puisque la discipline juridique fixe ce qu’est (et ne doit pas être) le droit, ce qu’il peut (et ne doit pas) faire et ce dont il peut (et ne doit pas) se saisir et qu’elle transmet ces cadres aux futurs acteurs de sa production et de son application, elle conditionne aussi quels objets sont saisis par le droit et comment.

Dans ce contexte, prendre conscience du rôle joué par celles et ceux qui se donnent pour mission d’étudier et d’enseigner le droit relève d’un enjeu tant épistémologique que politique. Loin de n’être que des courroies de transmission, les membres du collectif disciplinaire juridique sont des producteurs actifs du droit et, ainsi, des décisionnaires dans la manière dont le droit doit évoluer (ou non). Reconnaître ce rôle est un premier pas vers une conscientisation et une responsabilisation interne et externe, puisque la société dans son ensemble est destinatrice de ces décisions co-construites par les membres de la discipline juridique… en matière de numérique et en dehors.

Quels conseils donneriez-vous à un.e jeune chercheur.e qui débuterait actuellement son travail de recherche doctorale ?

D’aller aussi loin que nécessaire, là où il est nécessaire d’aller ! L’idée de l’interdisciplinarité vient en effet souvent du constat d’un manque au sein de sa propre discipline et d’un besoin de le combler avec des outils exogènes. Mon conseil est donc aussi celui de concevoir cette interdisciplinarité de manière dédramatisée et pragmatique, comme une forme de bricolage raisonné.

Bricolage, parce qu’il faut s’autoriser l’imperfection. Le.a chercheur.e doctoral.e est habituellement formé.e à une unique discipline, et la recherche d’outils analytiques, conceptuels ou méthodologiques au sein d’autres disciplines relève ainsi souvent d’une démarche individuelle et plus ou moins solitaire – en tout cas au sein de la discipline juridique ! C’est donc toujours en tant que spécialiste d’une discipline que l’on va sélectionner et mobiliser des outils venus d’ailleurs, de manière nécessairement contestable du point de vue de cet ailleurs. Puisque le temps doctoral ne permet généralement pas de devenir un spécialiste de ce.s autre.s discipline.s, il faut accepter de rester un.e amateur.ice.

C’est à cet égard que ce bricolage doit demeurer raisonné, parce que ce papillonage disciplinaire doit être soutenu par une dose tout aussi certaine d’humilité et d’investissement personnel dans la (ou les) discipline.s exploitée.s de manière à pouvoir justifier, expliquer, nuancer et admettre les limites de sa démarche. Après tout, le choix d’interdisciplinarité est un exercice de liberté et, donc, de responsabilité !

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