La place centrale occupée par l’ergonomie dans l’humanisme numérique
The Central Role of Ergonomics in Digital Humanism
Article issu de la 18e conférence EUTIC: Humanisme numérique et durabilité sociale, MSH Bordeaux, 11-13 octobre 2023 organisée dans le cadre de l’Appel à projets MSHBx 2023 EUTIC2023.
René PATESSON
CREATIC (Centre de Recherches en Ergonomie Appliquée aux Technologies de l’Information et de la Communication – Université Libre de Bruxelles
rene.patesson[at]ulb.be
Résumé
L’ergonomie joue un rôle central dans l’humanisme numérique. Elle vise à adapter les technologies aux besoins, capacités et limites humaines s’appuyant avant tout sur des connaissances scientifiques concernant l’homme, qu’elles soient physiologiques, cognitives et émotionnelles. Mais aussi des connaissances provenant d’observations constatées et consignées de l’homme dans ses différentes activités. L’utilisateur est alors placé au cœur du développement numérique. L’humanisme numérique cherche à humaniser les outils technologiques pour préserver le bien-être, l’autonomie et les valeurs humaines. En améliorant la convivialité, l’accessibilité et le confort des interfaces et des systèmes numériques, l’ergonomie garantit que la technologie reste un soutien et non un obstacle pour les individus. Ainsi, elle contribue à rendre le numérique inclusif, éthique et en harmonie avec les aspirations humaines.
Mots clés : ergonomie, humanisme numérique, IHM (Interface Homme-Machine, UX (Expérience utilisateur, inclusif
Abstract
Ergonomics plays a central role in digital humanism. It aims to adapt technologies to human needs, abilities and limits by relying primarily on scientific knowledge about mankind, whether physiological, cognitive or emotional. But it is also based on knowledge from recorded observations of the human behaviors in various activities. The user is then placed at the very heart of digital development. Digital humanism seeks to humanize technological tools, in order to preserve well-being, autonomy and human values. Thus, it contributes to make digital inclusive, ethical and in harmony with the aspirations of humans.
Keywords: ergonomics, digital humanism, HMI (Human-Machine Interface), UX (User Experience), Inclusive
1. L’ergonomie et l’humanisme technologique
L’ergonomie est très certainement la discipline à la base de l’humanisme technologique.
Dans ses fondements (définition de l’IEA – 2000)[1], « L’ergonomie (ou Human Factors) est la discipline scientifique qui vise la compréhension fondamentale des interactions entre les humains et les autres composantes d’un système, et la profession qui applique principes théoriques, données et méthodes en vue d’optimiser le bien-être des personnes et la performance globale des systèmes “.-Aucune autre science ou discipline n’a dans son socle la prise en compte à la fois de la technologie et de l’homme et de leurs relations.
Un petit rappel historique : malgré qu’on en trouve déjà des traces au 18e et 19e siècles, l’ergonomie se développe plus concrètement dans les laboratoires aéronautiques de Grande Bretagne pendant la seconde guerre mondiale. Puis plus formellement en 1949, un ingénieur, Kenneth Murrell – qui était aussi psychologue – crée la première société d’ergonomie (Ergonomics Research Society). Elle rassemble d’emblée des ingénieurs, des psychologues, des physiologistes, des architectes, des designers et même des économistes.
Très précisément le champ de l’ergonomie de l’époque participait de l’évolution technologique.
En effet pendant la guerre 40-44 on se rend compte, aux dépens des pilotes et membres d’équipage, de l’écart entre la conception ingénieriale et abstraite des tableaux de bord des bombardiers et leur usage par les pilotes en mission dans des conditions réelles, c’est-à-dire dans le stress d’un environnement qui n’avait plus rien à voir avec les simulateurs et séances d’entrainement sécurisés. On perdait trop de bombardiers à cause de cette vision ingénieriale et abstraite de la conception des interfaces de pilotage qui conduisait à faire de nombreuses erreurs (humaines ?) dans des conditions d’usage réelles. L’attention des pilotes, compte tenu de la situation, étant concentrée bien ailleurs que sur le tableau de bord. L’usage des tableaux de bord n’était pas unifactoriel, mais bien multifactoriel. Le tableau de bord est utilisé dans un contexte dont les ingénieurs n’avaient pas tenu compte. On avait donc oublié que le bombardier était destiné à voler dans le monde réel.
2. Et l’ergonomie se nourrit dans le monde réel
L’écart entre l’usage réel de la technologie et la vision abstraite de son emploi par les concepteurs que nous évoquions plus haut, est un des postulats des fondements de la démarche en ergonomie.
Plus précisément on parle de l’écart entre le prescrit et le réel, qu’on cherche à étudier, à analyser pour comprendre les risques, les erreurs, les dysfonctionnements, les accidents, les pertes d’efficacité, les baisses de performance, le stress, etc. On parlera aussi (Leplat & Hoc. 1983) d’une vision de la tâche (ce qui est à accomplir) comparée à une vision de l’activité (comment la tâche est accomplie dans le monde réel).
Il n’est pas facile de définir l’humanisme numérique, tout comme d’autres concepts novateurs, ou du moins de s’entendre sur ce qu’ils recouvrent concrètement. Il en est de même pour l’ergonomie[2], mais on en parle comme nous l’évoquions plus haut – de l’ergonomie bien entendu – depuis les années 1940 (il y a donc plus de 80 ans). Si l’humanisme numérique est une philosophie qui promeut la place centrale de l’humain dans l’ère numérique, ses objectifs sont axés sur la protection, le respect et l’amélioration de la condition humaine dans le contexte des technologies numériques. Il en est ainsi pour l’ergonomie et c’est même son « core business ». L’ergonomie couvre le champ de toutes les technologies, et pas uniquement numériques, mais elle les inclut. L’ergonomie concerne donc toutes les technologies, cela va de la conception des interfaces dans les navettes spatiales à la mise en cageot des huîtres en région d’Aquitaine.
L’ergonomie a donc toujours joué un rôle essentiel dans la promotion de l’humanisme technologique en optimisant la conception et l’utilisation des technologies pour répondre aux besoins, au bien-être et aux capacités humaines et à leurs spécificités tout en favorisant une utilisation plus éthique et socialement responsable de la technologie. Tout cela depuis bien longtemps.
Ainsi selon Maurice De Montmoilin dans sa thèse[3] :
L’ergonomie ne s’intéresse ni à l’homme isolé, ni à la machine[4] isolée. Elle ne constitue ni un chapitre d’anthropologie, ni un chapitre d’engineering. C’est là son originalité, et la source de son efficacité. Cette conception est le résultat d’une évolution […] qui a conduit ceux qui ont étudié le travail d’une perspective « centrée sur la machine » à une perspective « centrée sur l’homme », pour aboutir, avec l’ergonomie, à une perspective « centrée sur le système.
La relation homme-machine (entendre ici système technologique) est donc l’objet indissociable de l’ergonomie.
3. Mais peu entendue et peu comprise dans cette finalité
L’ergonomie, encore aujourd’hui n’a-t-elle pas été réduite pour beaucoup au siège de bureau et à la posture assise. Ou encore considérée comme un luxe coûteux et inutile, ne voyant pas et ne comprenant pas son impact sur la rentabilité, les performances au travers du bien-être de l’homme, du respect du fonctionnement humain réel, de l’homme dans toutes ses activités.
L’amélioration de l’accessibilité va rendre les technologies plus accessibles à un large éventail de personnes, y compris celles ayant des besoins particuliers, comme les personnes handicapées. Cela garantit que la technologie est inclusive et permet à plus de personnes de participer pleinement à la société.
L’ergonomie cherche à minimiser les contraintes physiques et mentales liées à l’utilisation de la technologie. Cela implique donc la conception d’interfaces adaptées au fonctionnement cognitif des utilisateurs, ainsi que des systèmes informatiques qui minimisent le stress mental.
L’ergonomie centrée sur le facteur humain prend en compte les caractéristiques et les besoins humains dans la conception des technologies.
Par-là, elle contribue à la prévention des risques pour la santé notamment les problèmes de santé liés à l’utilisation des technologies. Que ce soit la santé mentale ou physique. Or, aujourd’hui, les effets sur les usagers des technologies numériques concernent quasi toujours le mental. Tout comme les plaintes qu’ils formulent quand ils en souffrent.
On parlait jadis de la charge mentale. Aujourd’hui, c’est stress, burnout, fatigue mentale, anxiété, déconnexion sociale, dépression, déconsidération, troubles émotionnels, surcharge cognitive, troubles du sommeil, sentiment de perte de contrôle ou d’être contrôlé, la dépendance numérique empêchant surtout d’atteindre un but autrement ou par d’autres moyens, difficultés à se concentrer, etc. La liste est longue et certains symptômes sont de plus en plus souvent associés à certaines formes d’interaction avec les systèmes numériques. Les réseaux sociaux en sont un exemple.
Les facteurs causaux sont le plus souvent le temps passé en ligne ou sur les écrans, le cyberharcèlement, la dépendance numérique surtout excluant toute autre possibilité d’arriver à un résultat (parmi les causes de la fracture numérique et même de la technophobie) , la surcharge d’information et la nécessité de devoir retraduire de nombreuses informations dans le référentiel qui est le leur, un l’écart entre la représentation par l’utilisateur de ce qui doit être fait et comment le faire efficacement et la façon dont l’application les contraint à le faire, l’isolement et le manque de contact physique avec le monde réel et le manque de contact humain, la peur de l’erreur non signalée, les bugs, les interruptions aléatoires, la crainte de perdre une partie de ce que l’on a fait, les résultats incompris ou incohérents en cours d’activité, le manque de standardisation des applications,…
Dans ce contexte l’ergonomie prend en compte ces différents facteurs qui sont des universaux des comportements humains et de la psychologie rarement pris en compte dans la conception numérique : l’homme s’adaptera pense-t-on généralement, il n’aura qu’à…
Par-là, l’ergonomie conduit donc à l’amélioration de la productivité et de la satisfaction : une technologie visitée par l’ergonomie devient réellement et plus facilement utilisable par l’homme, ce qui augmentera la satisfaction des utilisateurs et améliorera leur productivité et leur efficacité. Une technologie conviviale réduira le stress lié à l’utilisation de la technologie.
Elle exerce une responsabilité sociale : L’ergonomie encourage une approche plus éthique et socialement responsable de la technologie. Elle prend en compte les impacts sociaux, environnementaux et éthiques de la technologie, contribuant ainsi à un humanisme technologique qui cherche à maximiser les avantages pour la société tout en minimisant les inconvénients.
Si on s’attarde sur les finalités de l’humanisme numérique, on y cherche à garantir que les technologies numériques (et ici on se limite au numérique) servent les intérêts et le bien-être de l’homme et donc de l’humanité, en mettant l’humain au centre de la réflexion et de la conception technologique. Tout en veillant à l’éthique, à la transparence et à l’inclusion. C’est donc une approche philosophique qui cherche à équilibrer l’innovation technologique avec la protection des droits et de la dignité humaine.
4. L’ergonomie, l’UX et l’humanisme numérique
L’expérience utilisateur, souvent abrégée en UX (pour « User Experience »), désigne l’ensemble des perceptions et des réactions d’un utilisateur lorsqu’il interagit avec un produit, un service, ou un système. Le point de départ est donc l’utilisateur confronté à une tâche à accomplir. On regarde par différents moyens comment il y arrive (simulation, expérimentation, observation d’activités similaires ou proches et réalisées concrètement sur le terrain) . Ce qui inclut une multitude d’aspects, allant des émotions et attitudes aux réponses comportementales avant, pendant et après l’activité. L’UX permet de comprendre les enjeux, les risques, les difficultés, les ratés.
L’ergonomie, dans sa partie connue sous le nom d’ergonomie informatique ou, des IHM ou encore ergonomie des interfaces utilisateur, se concentre donc sur la conception de systèmes informatiques et d’interfaces utilisateur qui sont conviviaux, faciles à utiliser, qui répondent aux besoins des utilisateurs mais aussi qui sont en harmonie avec leurs modes de fonctionnement cognitif, avec leur activité réelle et leur expérience. L’humanisme numérique prône des technologies centrées sur l’humain et axées sur l’amélioration de la vie des individus. Ces deux approches convergent et mettent donc l’accent sur la satisfaction des besoins et des préférences des utilisateurs. L’ergonomie est bien un pilier de l’humanisme numérique.
L’humanisme numérique met principalement l’accent sur le respect de la dignité humaine dans l’environnement numérique, en garantissant que les technologies numériques ne portent pas atteinte à la vie privée, à la sécurité et à la liberté des individus. L’ergonomie contribue à cet objectif en concevant des interfaces utilisateur qui protègent la vie privée, facilitent la sécurité et minimisent les erreurs humaines.
L’ergonomie vise à rendre les systèmes informatiques accessibles au plus grand nombre d’utilisateurs, y compris les personnes handicapées. L’humanisme numérique préconise l’inclusion de tous, quelles que soient leurs capacités. Ainsi, l’ergonomie joue un rôle essentiel en garantissant que les technologies numériques soient accessibles et utilisables par un public diversifié, tant privé que professionnel.
L’humanisme numérique encourage une réflexion éthique dans la conception des technologies numériques, en prenant en compte les conséquences sur la société et l’individu. L’ergonomie contribue à cette réflexion en intégrant des principes éthiques dans la conception des interfaces utilisateur, en veillant à ce qu’elles soient transparentes, équitables et respectueuses des valeurs humaines.
L’ergonomie contribuera à la réduction de la fatigue, du stress et de la frustration liés à l’utilisation de la technologie en concevant des interfaces conviviales. L’humanisme numérique s’engage à minimiser les effets négatifs des technologies sur la santé mentale et le bien-être des individus. Ici aussi la convergence est totale.
5. Conclusions
L’ergonomie et l’humanisme numérique partagent des objectifs communs de concevoir des technologies numériques qui améliorent la vie des individus, respectent leur dignité, favorisent l’inclusion, sont éthiques et préservent leur bien-être. En travaillant ensemble, ces deux approches contribuent à créer un environnement numérique plus convivial et respectueux de l’humain. L’ergonomie contribue donc à façonner un environnement numérique qui est plus respectueux de l’humain, plus éthique, plus inclusif et plus propice au bien-être individuel et collectif. Elle joue un rôle essentiel dans la promotion des valeurs humanistes à l’ère numérique.
Bibliographie
IEA : International Ergonomics and Human Factors Association- https://iea.cc
Leplat J. et Hoc J.-M. (1983). « Tâche et activité dans l’analyse psychologique des situations ». Cahiers de Psychologie Cognitive, 3, 1, p. 49-63.
De Montmollin M. (1967). Les systèmes hommes-machines – Introduction à l’ergonomie. Paris : PUF – Thèse pour le doctorat d’Université présentée à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Paris.
Murrell K. (1949). Ergonomics: Man in His Working Environment, 1965, reprinted by Springer in 2012.
[1] IEA : International Ergonomics and Human Factors Association- https://iea.cc
[2] Hélas, la vision populaire de l’ergonomie se concentre souvent sur le confort et la facilité d’utilisation immédiate des objets du quotidien, sans nécessairement prendre en compte l’aspect global et multidimensionnel de la discipline.
[3] De Montmollin M. (1967). Les systèmes hommes-machines – Introduction à l’ergonomie. Paris : PUF – Thèse pour le doctorat d’université présentée à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Paris.
[4] On pourrait considérer aujourd’hui que le terme « machine » employé par M.de Montmollin est métonymique et désigne toute moyens de communication, des médias, etc.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
mshbordeaux (14 octobre 2024). La place centrale occupée par l’ergonomie dans l’humanisme numérique. Maison des Sciences Humaines Bordeaux. Consulté le 5 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12hld
